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Le meurtre
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Janvier 1208

« Messeigneurs ! C’est ici que le poème devient

émouvant. Il fut commencé, en toute vérité, l’an

de l’incarnation du Seigneur Jésus-Christ, où il y

eut 1210 ans qu’il vint en ce monde… »

GUILLAUME DE TULÈDE,

La Chanson de la Croisade albigeoise.

Quelques heures avant son assassinat, le 15 janvier 1208, Pierre de Castelnau songeait encore avec fureur aux derniers événements dont il avait été le témoin. L’aurore venait de se lever sur Saint-Gilles, aux confins de la Provence. Il était seul devant sa table, une plume à la main, rédigeant en hâte une lettre qu’il comptait faire parvenir à Rome au plus vite ; un messager de confiance irait porter ses nouvelles en Italie. Perché au sommet de la tour qui dominait la ville, il jetait de temps à autre un coup d’œil aux lumières de l’aube, à travers la fenêtre surplombant les toits du castrum. Sa mission était un échec, il le savait ; une terrible colère sourdait de ses entrailles. Il ne pressentait que trop ce qui risquait de se produire. Mais pas un seul instant, il n’aurait pu s’imaginer qu’il serait l’homme par qui tout allait commencer.

— Oui, j’ai échoué, dit-il à Frère Bertrand, le jeune moine qui se tenait auprès de lui.

Il inspira profondément et répéta :

— J’ai échoué et nous n’avons plus de solution.

Pierre se passa la main sur les yeux. Il n’avait guère dormi ces derniers jours. Ses muscles étaient lourds et douloureux. Un rayon de soleil vint s’échouer sur le rouleau de parchemin, devant lui. Pierre guetta le contact de cette chaleur encore lointaine. Il aurait aimé voir, dans les premiers feux de cette aube qui se levait sur Saint-Gilles, un signe d’espoir. Mais il était inutile de se bercer d’illusions. La cause était perdue. L’Occitanie pouvait s’attendre aux pires représailles.

Légat du siège apostolique en Languedoc, archidiacre de Maguelonne et moine de l’abbaye cistercienne de Fontfroide, Pierre avait été désigné par Innocent III comme ambassadeur plénipotentiaire du Saint-Siège en terre occitane. Il avait pour mission de restaurer l’autorité de l’Église dans une région où l’hérésie ne cessait de croître. L’ennemi désigné était le comte de Toulouse, Raymond VI, cousin du roi de France, duc de Narbonne et marquis de Provence, beau-frère du roi d’Angleterre et du roi d’Aragon, également lié à l’empereur d’Allemagne. Sa suzeraineté s’étendait sur l’Agenais, le Quercy, le Rouergue, l’Albigeois, le Carcassès, le Comminges, le comté de Foix. Raymond VI ! À travers lui, c’était toute la terre occitane qu’il fallait combattre. Pierre l’avait rencontré à plusieurs reprises. On disait ce personnage redoutable et de mœurs exécrables. Il n’y avait plus à en douter : Raymond encourageait la sédition et fermait les yeux sur cette religion nouvelle qui gagnait chaque jour un peu plus les villes et les campagnes.

L’hérésie qui couvait en Occitanie avait un nom : le catharisme. Elle attaquait le fondement même de l’édifice religieux et féodal construit au fil des siècles. Certes, de toutes parts, Pierre avait reçu des témoignages hostiles aux hérétiques. Il se souvenait du traité de Cosmas attaquant les aberrations théologiques et les perversités des bogomiles bulgares ; près de trois siècles plus tôt, l’Église avait déjà été alertée par la contre-religion qui prenait naissance jusque dans les monastères de Constantinople et d’Asie byzantine. Phoundagiates, moines vagants, piphles de Flandres, patarins d’Italie du Nord, publicains de Champagne, vaudois de Lyon, tous avaient commencé de battre en brèche les autorités. Sur l’ordre de Robert le Pieux, on avait brûlé des chanoines à Orléans, dont le propre confesseur de la reine. Gérard de Cambrai à Arras et Adhémar de Chabannes à Angoulême avaient tenté de liquider les premiers foyers d’hérésie. De grandes rafles avaient été menées à Liège et dans l’archevêché rhénan, lorsque le prévôt de l’abbaye de Steinfeld avait lancé à Bernard de Clairvaux un cri d’alarme. Mais jamais le mouvement hérétique n’avait été aussi puissant et contestataire qu’en Languedoc.

Pierre avait très vite pris conscience de la situation. À peine s’était-il engagé à la conversion des rebelles qu’il s’était heurté à une hostilité manifeste de la population civile. Il avait mis au pas ses propres prélats, suspendant de son office l’évêque de Béziers, puis celui de Viviers. Bérenger II, primat d’Occitanie et archevêque de Narbonne, était entré avec lui en lutte ouverte. Il fallait bien l’admettre : la montée en puissance de l’hérésie était liée à la déchéance des prélats occitans. Ils dérogeaient à tous les principes. Ils dissimulaient leur tonsure, s’adonnaient au jeu, ajoutaient sans cesse de nouvelles richesses à leur apparat ; lorsque des débats étaient organisés avec les ministres cathares, ils s’y rendaient sous escorte et dans de brillants attelages, là où les hérétiques arrivaient en sandales et vêtus de noir. Ils désertaient leurs églises, excommuniaient à tour de bras, confisquaient les biens pour leur seul intérêt, augmentaient les impôts à leur guise, dérogeaient cent fois à la chasteté. Tout leur était dû. Et du côté seigneurial, ce n’était pas mieux ; Pierre n’avait trouvé en Occitanie aucun appui politique digne de ce nom. La ligue de barons qu’il avait constituée s’était aussitôt heurtée aux protestations de Raymond VI. Bouillant de colère, Pierre s’était résolu à jeter l’anathème sur le renégat et à prononcer l’interdit sur le comté.

— Ce comte de Toulouse est un diable d’homme, murmura-t-il entre ses dents.

À côté de lui, Frère Bertrand acquiesça en silence, triturant ses doigts gourds. Il sentait la colère qui animait le légat. Lui, qui était doux comme un agneau, détestait deviner ce sentiment chez autrui. Il passa sa main sur sa tonsure ; il aimait sentir contre sa paume le contact râpeux de son crâne.

— Et maintenant ? dit Pierre. Que faire ? Combien de temps faudra-t-il sillonner la campagne et laisser les hérétiques gagner les âmes à leur cause ?

— Oui, combien de temps ?… demanda Frère Bertrand en levant les mains au ciel.

La guerre était inévitable. Innocent III n’attendait que le moment propice pour agir, et les nouvelles que le légat lui adressait en ce jour ne l’irriteraient que davantage. Pierre était conscient des enjeux : si la guerre éclatait, si les manœuvres diplomatiques venaient à échouer, c’était toute la chrétienté d’Occident qui risquait d’être mise en cause. Le Languedoc avait valeur de symbole, mais ce pays n’avait pas l’apanage de l’hérésie. Les témoignages qui convergeaient vers Innocent, de tous les coins d’Europe, étaient accablants. La Hongrie, la Croatie, la Bosnie, l’Esclavonie, l’Istrie, la Dalmatie, l’Albanie, la Bulgarie, la Macédoine, la Thrace étaient autant de territoires où la religion cathare pouvait s’épanouir sans mal. L’Italie elle-même avait ses foyers d’hérétiques, à Sorano, Vicence, Milan, Brescia, Vérone, Florence, Ferrare ! Quelques années plus tôt, une assemblée des Églises hérétiques européennes s’était tenue ouvertement à Saint-Félix, aux confins du comté de Toulouse, sous la présidence d’un de leurs évêques, Nicétas de Constantinople. Une assemblée des hérétiques européens ! Qu’avaient-ils pu se dire, dans les antichambres et les prétoires de Saint-Félix ? Quelles négociations avaient-ils menées, quels secrets s’étaient-ils échangés ?

Pierre fut arraché à ses pensées par l’arrivée d’un jeune homme.

C’était l’un des éphèbes de sa suite, au visage glabre, vêtu d’une tunique rouge.

— Nous sommes prêts pour le départ, Monseigneur.

— J’en aurai bientôt fini. Prévenez mon ami de Couserans que nous le rejoindrons dans une heure. D’ici là, faites-nous préparer quelque chose à manger ; j’ai faim et n’ai rien avalé depuis hier midi.

Le garçon obtempéra et tourna les talons.

Pierre reprit la plume. À côté de lui, assis sur son tabouret, Frère Bertrand avait faim lui aussi. Cheminer sur les routes d’Occitanie donnait de l’appétit. Mais il avait l’estomac noué et, tandis que Pierre écrivait sur son rouleau de parchemin, courbé en avant, il avait peine à refréner ses craintes. Comme s’il lisait dans ses pensées, le légat lui dit soudain :

— Il s’agit bien d’une contre-Église, Frère Bertrand. Il ne faut pas s’y tromper. Naturellement, notre clergé m’a édifié par des récits épouvantables… Ces cathares sont des fils de Satan, à n’en pas douter… On m’a rapporté que certains d’entre eux répandent leurs excréments sur les murs et les autels des églises, que d’autres, d’autres… Dieu me pardonne… d’autres pissent depuis les balcons sur la tonsure des moines…

Frère Bertrand passa la main sur son crâne dégarni en faisant la grimace. Il se signa.

— … La tonsure des moines, répéta-t-il.

— On me dit que les hommes de Raymond VI sont allés jusqu’à arracher un à un les membres d’un chanoine, avant de s’en servir pour piler des épices ; que Raymond VI lui-même, lorsqu’il va à la messe, s’amuse à faire singer par son bouffon la montée en chaire et les sermons des abbés. Tout cela n’est sans doute pas faux, Bertrand ; mais nous savons bien que ces anecdotes promptes à révulser les foules sont coutumières, en ces circonstances… La vérité est bien pire, mon ami. Elle va au-delà de simples coups d’éclat. La vérité est que la foi hérétique a conquis les âmes de ce pays.

— Les âmes de ce pays… répéta Bertrand, pensif.

Pierre ferma le poing. Les bagues à ses doigts étincelèrent sous un rayon de soleil.

— Les cathares ! Il n’y a pas d’issue. Nous devrons les détruire, exterminer une population tout entière ! Seigneur, c’est de cela qu’il s’agit.

Bertrand hocha la tête.

— Oui. C’est bien de cela.

Pierre ne savait que trop comment expliquer cet incroyable succès. Les cathares avaient leur théologie, et leur discours savait impressionner les âmes émotives. Pierre avait eu l’occasion d’entendre à plusieurs reprises certains de leurs prédicateurs. Une image, en particulier, était restée profondément ancrée en lui : celle de cet homme aux joues creuses qui, l’index levé, racontait la Création du monde sur la place d’un village. Les gens l’écoutaient, en arc de cercle, et paraissaient boire chacune de ses paroles. Des femmes assises en tailleur, portant leurs enfants dans leurs bras ; des hommes attentifs qui, de temps en temps, opinaient du chef en silence.

Au commencement… au commencement n’était pas le verbe.

Au commencement étaient deux Principes.

À la source de tout, disait le cathare, il n’existait pas un Dieu unique et omnipotent, mais ces Deux Principes, indissolublement liés : Dieu et le Diable. Ils s’étaient affrontés, à l’origine des temps. Le Démon avait été vaincu et déchu ; il avait alors décidé de façonner l’homme et, pour ce simulacre de création, avait eu recours à la miséricorde de son vainqueur. Celui-ci avait accepté, par mansuétude, de donner un souffle d’esprit à la terre d’argile conçue par l’Ennemi. Mais la matière, œuvre du démon, était à jamais souillée de son empreinte, comme d’une tare indéfectible. Et le prédicateur, une bible en main, racontait sa propre Genèse, sa voix modulée par la chaleur de ses accents ; une voix qui avait appris à toucher le cœur de son auditoire.

— N’est-ce pas vérité que le Mal est omniprésent sur cette terre ? Je vous le demande : comment un Dieu bon et tout-puissant aurait-il pu permettre son existence ? Comment ce Dieu pourrait-il admettre le sang et le supplice dont est affligée sa création ? Est-ce mentir, que de dire ce que nous voyons chaque jour ? Et que voyons-nous, sinon le spectacle jamais achevé de la cruauté, du sang, des larmes de désespoir, versées dans le secret de nos âmes ? Il n’est pas un seul jour sans que nous éprouvions le fardeau de cette prison misérable dans laquelle semblent se débattre nos enveloppes maladroites, appelées à vieillir, à se faner et à mourir. Si le Mal est sur terre, n’est-ce pas la preuve la plus éclatante que la terre est son œuvre ? Au commencement, au commencement était Satan. Or, sa terre était vide et vague, ses ténèbres couvraient l’abîme…

L’esprit, continuait l’hérétique, avait refusé d’être emprisonné dans la chair. Satan avait usé de tous les artifices pour l’y conserver, jusqu’à provoquer l’union charnelle d’Adam et Ève, le jetant à tout jamais dans la prison des corps. Depuis, le démon avait entraîné dans cette corruption des milliers d’autres âmes. Les fleurs, les oiseaux, les champs de blé, les pierres, les montagnes et les océans, les animaux, et par-dessus tout, l’homme lui-même ! tout était frappé du sceau de cette malédiction. Telle était la façon dont les ministres hérétiques se représentaient la foule des êtres humains : une nuée d’anges déchus, portant en eux une étincelle de cet esprit divin.

— L’esprit hurle en nous, il hurle sans fin ses souffrances, car il nous dit : non, je ne suis pas de ce monde ! Je suis étranger à cet univers, moi qui n’aspire qu’à la paix et au repos !

Pierre se souvenait de ces paroles. Il avait fait interrompre le prédicateur en dispersant la foule qui l’écoutait. Partout en Occitanie, ces discours propageaient d’incalculables conséquences. La plupart des cathares pensaient qu’après la mort, l’âme de chaque être humain renaissait dans d’autres vies, et que si la conduite des mortels avait été juste, ils seraient réincarnés dans des corps meilleurs, plus aptes à favoriser leur progrès spirituel. Le criminel, lui, reviendrait dans une chair à l’image de ses forfaits antérieurs. Rien, en dehors de l’intervention divine au jour du Jugement, ne pourrait interrompre ce cycle perpétuel de naissances et de renaissances. Dans ce vaste échafaudage, le sort réservé au Christ changeait du tout au tout. Certes, il était venu, comme le plus parfait des anges ; pourtant, il n’avait jamais eu que l’apparence d’un corps, puisqu’il était impossible qu’il eût le moindre contact avec cette matière corrompue qu’était l’homme. Il ne s’incarnait pas : il s’adombrait en la Vierge Marie. Il n’était plus qu’un être immatériel, une vision, un fantôme ! La Vierge n’avait donc jamais été la mère de Jésus ; elle n’était, tout au plus, qu’un symbole. Implacablement, la pensée cathare rongeait les certitudes. La Crucifixion était une vaste supercherie. Jésus n’ayant pas de corps charnel, il n’avait pu ni mourir, ni ressusciter, ni être touché par aucun des supplices qu’on lui avait infligés, sinon en apparence – des apparences auxquelles les hommes, aveuglés en tout, s’étaient arrêtés. Après avoir porté à ses disciples la Bonne Parole, le Christ était remonté au ciel, laissant à ce monde l’Esprit Saint, le Consolateur des âmes.

Et c’était ici que se nouait l’insupportable, l’intolérable argument cathare contre l’Église de Rome. Satan avait abusé l’homme et le monde, en substituant à l’Église véritable, dont les hérétiques avaient l’insolence de se dire les disciples, une fausse religion, un absolu mensonge, une trahison supplémentaire. Cette trahison, c’était l’Église romaine elle-même, qui devenait à leurs yeux celle de l’Antéchrist, la prostituée de Babylone ! Ses ministres étaient des disciples du Mal : en la servant avec aveuglement, le pape, les évêques, le moindre abbé de paroisse pouvait être assimilé à l’un des suppôts de Satan. Il était inutile d’adorer la croix, instrument de supplice imaginaire ; inutile de croire à la vertu des icônes, des saints et des reliques ; il n’y avait d’autre enfer ni d’autre purgatoire que la réincarnation en des corps successifs. Tous les sacrements prêchés en Occident sombraient dans cette soudaine et radicale inversion des valeurs. Le baptême ? Une manière pratique de noyer les esprits. Le mariage ? Un moyen de perpétuer la corruption d’une matière impure. L’eucharistie ? Un cérémonial diabolique par nature. Seul valait, aux yeux des cathares, le consolament, sacrement unique de l’imposition des mains, administré par leurs ministres, les parfaits et parfaites, comme on les appelait ; ce geste transmettait l’Esprit à la foule des simples croyants et les encourageait dans leur progrès spirituel. Et puisque ce monde était l’œuvre du Mal, l’ordre qui s’y était instauré, sous l’impulsion de la Bête, était illégitime et ne méritait pas le respect : les cathares s’élevaient, d’un coup, contre tous les pouvoirs.

— Je m’adresse à vous, rois, seigneurs, empereurs, qui vous croyez les maîtres du monde, qui prétendez au pouvoir ! Et je vous dis que vos guerres, vos homicides, vos serments sont des insultes contre l’esprit ! Tuez un homme, vous les tuez tous ! Tuez un animal, et c’est encore une étincelle de l’esprit que vous assassinez ! Il n’existe pas d’autre justice que celle de Dieu, qui n’est pas de cette terre : ces jugements que vous rendez, au nom du roi ou du pape, n’ont aucune valeur ! Ils ne sont que le reflet de votre propre avilissement, et de cette sujétion odieuse que vous cultivez comme la fleur vénéneuse de votre domination ! Vous qui prétendez au pouvoir, soyez humbles, car vous mentez !

Ils se prétendaient les nouveaux apôtres du Christ, et leur révolte embrasait le cœur des faibles. Pierre les avait vus se glisser partout ! Parfaits et parfaites en sandales, Bons Hommes et Bonnes Femmes issus du peuple, qui ouvraient des maisons pour les indigents, allaient de prédication en prédication dans la discrétion des logis occitans. Ils apportaient à leurs fidèles leur Christ adombré et la parole de l’Évangile, qu’ils traduisaient en langue vulgaire pour le rendre accessible à tous ; ils se répandaient en génuflexions dans les rues, mêlaient le Pater à la doxologie grecque ; ils sévissaient partout où l’Église romaine restait empêtrée dans ses dérives et ses contradictions. Et ils s’étaient organisés, tantôt secrètement, tantôt à visage découvert. Ils avaient leur noviciat, leurs périodes initiatiques, par lesquelles les simples croyants pouvaient accéder, à force de jeûnes, d’abstinence et de pureté de mœurs, au rang de parfaits ; leur ascèse et l’autorité morale que leur conférait une vie exemplaire ne pouvaient offrir aucune prise aux accusations d’hypocrisie ; bien au contraire, on admirait ces hommes qui, selon leurs propres dires, n’étaient pas dans le monde, refusaient toute nourriture carnée et appelaient à la paix partout où ils se trouvaient. Maigres et pâles, sourds à toute forme de violence et de haine, ils parlaient avec mesure, le sourire aux lèvres ; ils ne dédaignaient pas de se mêler à la vie du peuple dans ses travaux quotidiens, lainage, tissage, vendanges ou récolte des blés. Dans chaque province où ils se trouvaient, ils avaient désigné un évêque, qui ordonnait pour lui succéder un fils majeur, lui-même assisté d’un fils mineur élu par l’assemblée des parfaits de la région. Les femmes avaient rejoint sans mal cette dévotion nouvelle, qui leur reconnaissait enfin le droit d’être les égales des hommes : de « bonnes chrétiennes » par centaines, parfaites ou simples croyantes, qui donnaient le consolament, dirigeaient des cérémonies d’une simplicité évangélique, et participaient activement au secours des pauvres. Il ne manquait rien : une doctrine constituée, singulièrement semblable d’un pays à l’autre, une solide hiérarchie, des rituels, et par-dessus le marché, l’adhésion du peuple.

Pierre acheva sa lettre et y apposa son sceau.

C’est une machine de guerre. Ils ont mis en place une machine de guerre.

Alors, il fallait la détruire, ou risquer d’être détruit. Pierre connaissait trop la versatilité de l’Histoire pour ne pas être convaincu des dangers d’implosion auxquels le catharisme pouvait conduire l’Église romaine. Il faudrait s’attaquer aux causes de la révolte et la décapiter. En commençant par soumettre l’un de ses chefs de file, qui faisait mine de fermer les yeux sur l’hérésie, tout en l’encourageant sans hésitation : Raymond VI, comte de Toulouse, le premier seigneur du Languedoc.

Il se tourna vers Frère Bertrand.

— Allons-y. Nous sommes attendus.

Dès qu’il eut cacheté son courrier, Pierre fit mander un messager. Le cavalier s’en fut aussitôt. Puis le légat et le moine prirent une collation avant de rejoindre l’évêque de Couserans, qui devait quitter Saint-Gilles également. Tout était prêt pour le départ.

Et ce fut alors, dans l’aube pâle de ce matin de janvier, que se produisit l’irréparable.

Les dernières images qui parvinrent à Pierre furent celles d’un épouvantable chaos. Bertrand se tenait non loin de lui. Tout se passa très vite : il y eut des cris, au moment où il était sur le point de franchir le Rhône ; un homme se précipita, l’épieu en avant. Pierre entendit des clameurs autour de lui.

Non, Seigneur, non !

L’épieu se ficha profondément dans son dos. Pierre regarda l’arme qui le transperçait de part en part, ses mains se crispèrent autour de la pointe de la lance qui le traversait. Frère Bertrand se précipita en avant, manquant de trébucher. L’évêque de Couserans tomba à genoux en criant : Mon Dieu ! Le légat voulut chercher l’épieu dans son dos et vit, comme dans un cauchemar, une partie de ses viscères glisser hors de lui, dans un flot de sang. Puis, le sourire mauvais du criminel, qui partit au galop.

Pierre s’effondra dans les bras de Frère Bertrand.

— Pierre ! Pierre !

Un soldat, songea Pierre avant d’être engouffré dans le néant : c’est un soldat du comte !

Bertrand se pencha sur lui tandis qu’il murmurait :

— Que la Sainte Église me venge !…

Un coq chanta.

On enterra le corps à Saint-Gilles, avec cierges et Kyrie.

Le vent s’était levé.

Le Bien, le Mal…

À présent, il n’y aurait plus que le sang.

La guerre commença.

Lorsque le pape Innocent III reçut la nouvelle de cet assassinat, il en conçut une grande douleur et une grande colère. Il invoqua saint Jacques et le saint de Compostelle ; puis, assisté de douze cardinaux, de maître Milon et d’Arnaud-Amaury, abbé de Cîteaux, il prononça avec solennité l’excommunication du comte de Toulouse, à qui l’on attribuait le forfait. Dans l’ombre tutélaire de Saint-Pierre de Rome, le pape, Milon, Arnaud-Amaury et les douze cardinaux qui formaient le cercle jetèrent ensemble leur cierge à terre, en signe d’anathème. L’abbé de Cîteaux se dressa de toute sa stature lorsqu’il s’adressa au souverain pontife :

— Sire, par saint Martin ! Trop de paroles et de bruit entourent cette affaire ; faites rédiger et écrire vos lettres en latin, telles qu’il vous plaira, afin que je me mette en route ! Faites publier l’indulgence dans le monde entier jusqu’à Constantinople ! Que quiconque ne se croisera pas n’ait plus le droit de boire de vin, ni de manger à table sur une nappe, ni de porter sur son corps de toile de chanvre ou de lin, ni d’être enterré autrement que comme un chien ! Et détruisons tout ce qui nous fera résistance, de Montpellier jusqu’à Bordeaux !

Le pape médita longtemps, mais finit par prendre sa décision.

Il saisit sa plume, inspira et écrivit :

Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à nos fils bien-aimés les nobles hommes, comtes et barons et à tous les habitants des provinces de Narbonne, Embrun, Aix et Vienne, salut et bénédiction apostolique. Nous venons d’apprendre un événement cruel, qui va mettre en deuil l’Église tout entière : frère Pierre de Castelnau, de sainte mémoire, moine et prêtre, qui parmi les hommes vertueux se faisait remarquer par sa conduite, son savoir et sa bonne réputation, avait été envoyé par nous, avec d’autres, dans le midi de la France, pour y prêcher la paix et affermir la foi… C’était un homme de foi catholique, de science juridique et de parole éloquente. Mais le Diable suscita contre lui son ministre : le comte de Toulouse. Celui-ci, à cause des grands et nombreux excès qu’il avait commis contre Dieu et contre l’Église, avait souvent encouru la censure ecclésiastique ; et souvent il s’était fait absoudre, après un simulacre de repentir, en homme qu’il était, rempli de souplesse astucieuse et d’insaisissable inconstance…

Alors que notre légat Pierre de Castelnau, ce vertueux chevalier du Christ, se disposait à traverser le Rhône, l’un des satellites de Satan, brandissant sa lance, blessa par-derrière entre les côtes ledit Pierre, lequel appuyé fortement sur le Christ, comme un roc inébranlable, ne s’attendait pas à pareille trahison. Il regarda pieusement son impie agresseur et, suivant l’exemple de son Maître Jésus-Christ et du bienheureux Étienne, il dit : Que Dieu te pardonne comme moi je t’ai pardonné. Il redit à plusieurs reprises ces paroles pieuses et résignées, puis l’espoir du ciel lui fit oublier la douleur de la blessure qui le traversait. Il finit par s’endormir bienheureusement dans le Seigneur.

Nous estimons devoir avertir et exhorter avec soin nos vénérables frères, les archevêques de Narbonne, d’Arles, d’Embrun, d’Aix et de Vienne, ainsi que leurs suffragants, et nous leur ordonnons fermement, de par le Saint-Esprit et en vertu de l’obéissance qu’ils nous doivent, d’arroser et de faire germer par leurs prédications la parole de paix et de foi semée par le défunt. Qu’ils travaillent avec un zèle infatigable à combattre la dépravation hérétique et à fortifier la loi catholique, à déraciner les vices et à planter les vertus. Qu’au nom de Dieu le Père Tout-Puissant et du Fils et du Saint-Esprit, par l’autorité des Apôtres Pierre et Paul et par la nôtre, dans tous les diocèses ils déclarent excommuniés et anathèmes le meurtrier du serviteur de Dieu et tous ceux qui ont conseillé, favorisé et aidé son crime. Qu’ils aillent en personne jeter l’interdit sur tous les lieux où se réfugieront les coupables…

À tous ceux qui prendront vaillamment les armes contre ces pestiférés, ennemis de la vraie foi tout ensemble et de la paix, que les susdits archevêques et évêques garantissent l’indulgence accordée par Dieu et son Vicaire pour la rémission de leurs péchés… Ces pestiférés, en effet, ne se contentent plus de viser à la destruction de nos biens, ils cherchent à machiner la perte de nos personnes : non seulement ils aiguisent leurs langues pour ruiner les âmes, mais ils étendent leurs mains pour prendre les corps : ils pervertissent les âmes et détruisent les corps…

Nous ordonnons, sachez-le, de respecter et d’exécuter inviolablement toute sentence que nos légats prononceraient contre des rebelles ou même contre des nonchalants. En avant, chevaliers du Christ ! En avant, courageuses recrues de l’armée chrétienne ! Que l’universel cri de douleur de la Sainte Église vous entraîne ! Qu’un zèle pieux vous enflamme pour venger une si grande offense faite à votre Dieu !… Depuis le meurtre de ce juste, l’Église de ce pays reste sans consolateur, assise dans la tristesse et dans les larmes. La foi, dit-on, s’en est allée, la paix est morte, la peste hérétique et la rage guerrière ont pris des forces nouvelles : la barque de l’Église est exposée à un naufrage total si dans cette tempête inouïe on ne lui apporte un puissant secours… Efforcez-vous de pacifier ces populations au nom du Dieu de paix et d’amour. Appliquez-vous à détruire l’hérésie par tous les moyens que Dieu vous inspirera. Avec plus d’assurance encore que les Sarrasins, car ils sont plus dangereux, combattez les hérétiques d’une main puissante et d’un bras étendu… Dépouillez-les de leurs terres afin que des habitants catholiques y soient substitués aux hérétiques éliminés et, conformément à la discipline de la foi orthodoxe qui est la vôtre, servent en présence de Dieu dans la sainteté et dans la justice.

Donné au Latran, le six des Ides de Mars, l’an II de notre pontificat.

Ainsi, la riposte n’avait pas tardé. L’appel aux armes était lancé. Pour la première fois, il s’agissait d’une croisade menée contre une terre chrétienne, au cœur même de l’Occident. Innocent III ne perdit pas une minute pour lancer ses grandes manœuvres. Il s’empressa d’écrire au roi Philippe Auguste et lui demanda de se croiser ; celui-ci, alors bien trop occupé avec les Anglais, refusa. Innocent fit parvenir à tous les évêques de France sa lettre pour qu’ils rassemblent une armée. La guerre était devenue l’affaire de l’Église, et de l’Église seule. Des missionnaires furent dépêchés dans toutes les provinces de Normandie, de Picardie, de Champagne, du Limousin, de l’Anjou et des Flandres, pour haranguer les foules. L’indignation se répandit de place en place. Paysans, bourgeois et chevaliers se croisèrent ensemble, sensibles aux indulgences qui leur étaient promises, soucieux d’échapper à leurs créanciers ou à d’autres guerres menées à l’autre bout du monde. Dans les châteaux, dans les palais épiscopaux, sur la place des communes, dans les champs, des milliers d’hommes vinrent grossir les rangs de l’armée naissante.

— Frère, dit alors le pape à Arnaud-Amaury, abbé de Cîteaux – Frère, lui dit-il le visage sombre, prends le chemin de Carcassonne et de Toulouse la grande, sise sur la Garonne ! Tu seras maître des armées contre la gent perfide : pardonne leurs péchés aux bons catholiques et de ma part, exhorte-les à chasser les hérétiques d’entre les gens de bien !

Arnaud-Amaury s’agenouilla et baisa l’Anneau du Pêcheur.

Il fut ainsi désigné pour mener au combat cette armée de Dieu.

— Au nom du Très-Haut, au nom du Christ !

Des milliers de drapeaux flottaient dans la campagne.

À côté d’Arnaud-Amaury chevauchait un prêtre qui, une bible ouverte, lisait :

— « Après quoi, je vis descendre du ciel un autre Ange, ayant un grand pouvoir, et la terre fut illuminée de sa splendeur. Il s’écria d’une voix puissante : “Elle est tombée, elle est tombée, Babylone la Grande ! Elle s’est changée en demeure de démons, en repaire pour toutes sortes d’esprits impurs, en repaire pour toutes sortes d’oiseaux impurs et dégoûtants. Car au vin de ses prostitutions se sont abreuvées toutes les nations, les rois de la terre ont forniqué avec elle, les trafiquants de la terre se sont enrichis de son luxe effréné !… Elle est tombée, Babylone la Grande ! ” »

Et l’armée d’extermination se mit en marche.